11
En tout premier lieu, je m’assurai que la foreuse n’était pas endommagée. Ouf ! Elle ne l’était pas. Ensuite, il fallut porter Cochenour dans le sas de la coquille d’air.
Je dus employer le restant de mes forces à soulever le poids de nos deux combinaisons, plus celui de nos corps pour le dégager de sous la foreuse. Mais j’y parvins.
Dorrie se montra à la hauteur. Pas d’hystérie. Pas de questions idiotes. Nous le sortîmes de sa combinaison et l’examinâmes.
La jambe de la combinaison avait été déchirée sur huit ou dix couches, mais il en était resté suffisamment pour empêcher l’air, sinon toute la pression, de s’échapper. Il était vivant. Évanoui certes, mais vivant. Il respirait. La fracture était ouverte : on voyait l’os dans les chairs à vif. Il saignait aussi de la bouche et du nez, et il avait vomi dans son casque.
En tout cas, il était le centenaire (ou quasi-centenaire) le plus mal en point que vous aurez jamais l’occasion de voir… en vie, du moins. Toutefois son cerveau n’avait pas reçu assez de chaleur pour cuire. Son cœur battait encore. Enfin, le cœur de celui qui avait remplacé le sien. Un bon investissement, car il continuait de pomper sec.
Nous mîmes des compresses partout où il en avait besoin et tous les saignements s’arrêtèrent, à l’exception de celui de la sale fracture de sa jambe.
Pour la soigner, nous avions besoin d’une aide plus spécialisée. Dorrie appela de ma part la base militaire. Amanda Littleknees la mit aussitôt en contact avec le médecin de la base, le colonel Ève Marcuse, une amie de ma copine de la Charlatanerie. Je l’avais rencontrée une ou deux fois, et elle daigna m’expliquer ce qu’il fallait faire.
Mais d’abord, le colonel Marcuse insista pour que je lui amène Cochenour. Je refusai en avançant de bonnes raisons. J’étais incapable de piloter et ce serait trop de secousses pour le blessé. Certes, je ne lui donnai pas la vraie raison. Je ne voulais pas aller dans la réserve militaire et avoir à fournir des explications. Elle me donna donc des instructions au fur et à mesure des soins à prodiguer.
Elles étaient assez faciles à suivre et je fis tout ce qu’elle ordonna : réduire la fracture, mettre une compresse sur l’entaille, bourrer Cochenour d’antibiotiques à spectre large, fermer la blessure avec du Velcro et de la colle de viande, vaporiser un pansement tout autour et enfin lui couler un plâtre. Cela épuisa pratiquement notre réserve de pharmacie et prit une heure environ. Cochenour serait revenu à lui pendant les soins si je ne lui avais administré une piqûre pour dormir.
Après ces soins, nous n’eûmes plus qu’à lui prendre le pouls, contrôler la respiration et la pression sanguine pour satisfaire le médecin et nous lui promîmes de le ramener le plus vite possible à la Spirale. Lorsque le Dr Marcuse eut fini, encore mécontente que je ne lui aie pas amené Cochenour – j’imagine que l’idée de découper un bonhomme composé de morceaux de diverses personnes devait la fasciner –, la sergente Littleknees réapparut sur l’écran.
Je devinai ce qui la tracassait.
— Alors… chéri ? Que s’est-il passé exactement ?
— Un grand méchant Heechee est sorti du sol et l’a frappé à la jambe, dis-je. Je sais ce que tu penses. Tu as l’esprit tordu. Ce n’était qu’un accident.
— Bien sûr… Je voulais juste que tu saches que je ne t’en fais pas le moindre reproche.
Sur ce, elle coupa.
Dorrie nettoyait son vieil homme du mieux possible sans épargner notre réserve de draps et de serviettes, trouvai-je, puisque ma coquille d’air n’était pas équipée de machine à laver. Je la laissai faire tandis que je préparais un peu de café, allumai une autre cigarette, m’assis et me mis en devoir de peaufiner un autre plan.
Lorsque Dorrie eut terminé de dorloter son Cochenour, nettoyé le plus gros du désordre, elle entreprit la tâche importante consistant à se refaire une beauté. Entre-temps, j’avais concocté mon petit plan.
Tout d’abord, je fis une piqûre à Cochenour pour le réveiller.
Dorrie le consola avec des mots tendres tandis qu’il revenait à lui. Elle n’était pas rancunière. Moi oui, un peu. Je ne fus pas aussi tendre qu’elle. Dès qu’il fut plus ou moins d’aplomb, je le mis sur ses pieds pour éprouver ses muscles. Trop vite, à son goût. Son expression m’apprit qu’ils étaient endoloris, mais ils fonctionnaient. Il put malgré son plâtre se déplacer en boitant.
Il fut même capable de ricaner.
— Les os sont vieux. Je savais bien que j’avais besoin d’une cure de recalcification. Voilà ce qui arrive quand on essaie d’épargner un dollar.
Il s’assit lourdement en gémissant, la jambe étendue devant lui. Il renifla son corps en fronçant le nez.
— Désolé d’avoir sali ta jolie petite coquille.
— Oh ! elle en a vu d’autres. Tu veux finir ta toilette ?
Il parut sourire.
— Euh… Je suppose que c’est nécessaire.
— Fais-le tout de suite. Après, j’ai à vous parler à tous les deux.
Il ne discuta pas. Il tendit sa main, Dorrie la saisit. Avec son aide, il se dirigea moitié boitant, moitié sautillant vers le coin toilette. En réalité, Dorrie avait nettoyé le plus gros avant son réveil. Il s’aspergea le visage et se rinça la bouche. Lorsqu’il se retourna vers moi, il avait l’air carrément guilleret.
— Alors, Walthers ? Qu’est-ce qu’on fait ? On abandonne et on rentre ?
— Non… On procédera autrement.
— Audee, il ne peut pas ! s’écria Dorrie. Regarde-le ! Et sa combinaison est abîmée. Il ne tiendra pas le coup une heure dehors. Et il pourra encore moins t’aider à creuser.
— Je sais tout ça. C’est pourquoi nous devons modifier notre plan. Je creuserai tout seul. Vous deux, vous vous éloignerez dans la coquille d’air.
— Ah ! le courageux héros ! dit Cochenour. T’es dingue ? Tu plaisantes ? C’est un boulot pour deux.
— Cochenour, j’ai effectué le premier sondage tout seul.
— Oui, mais de temps en temps, tu venais te rafraîchir dans la coquille. Ça change tout.
J’hésitai.
— Ce sera plus dur, admis-je. Mais pas impossible. Des explorateurs solitaires ont prospecté des tunnels avant moi, quoique dans des conditions différentes. Je sais que j’en baverai pendant quarante-huit heures, mais il faut que je tente le coup. On n’a pas le choix.
— Faux ! objecta Cochenour. (Il tapota la croupe de Dorrie.) Elle est tout en muscles, cette jeune fille. Elle n’est pas grande mais elle est solide. Elle tient cela de sa grand-mère. Ne discute pas, Walthers, réfléchis seulement un petit peu. Je piloterai la coquille. Elle restera pour t’aider. Le boulot n’est pas plus risqué pour Dorrie que pour toi. Et à deux, en vous relayant, vous avez une chance de réussir avant de trépasser, abattus par la fournaise. Quelle chance as-tu tout seul ? As-tu la moindre petite chance ?
Je ne répondis pas. Pour je ne sais quelle raison, son attitude me mit de mauvaise humeur.
— Tu parles comme si elle n’avait pas voix au chapitre.
— Dis donc, dit Dorrie d’un ton doux, à ce propos, toi non plus, tu ne me demandes pas mon avis. Boyce a raison. J’apprécie que, par galanterie, tu veuilles m’épargner au maximum, mais franchement, je crois que tu auras besoin de moi. J’ai beaucoup appris. Et si tu veux savoir la vérité, tu es en bien plus mauvais état que moi.
Avec toute la force d’autorité que je pus mettre dans ma voix, je répondis :
— Oubliez ça. On procédera comme je l’ai décidé. Vous m’aiderez tous les deux pendant une heure environ, le temps de me mettre à pied d’œuvre. Après, vous filez. Pas de discussion. En route.
Cela faisait deux erreurs.
La première : je ne fus pas à pied d’œuvre en une heure. Il me fallut plus de deux heures et je transpirais déjà beaucoup – une sueur grasse, maladive – longtemps avant d’avoir fini. J’étais au plus mal. Je ne faisais plus attention à ce que je ressentais. J’étais simplement étonné, et en quelque sorte reconnaissant, chaque fois que je constatais que mon cœur battait encore.
Dorrie se révéla être aussi costaud et volontaire que promis. Elle abattit plus de travail musculaire que moi : mettre le feu à l’igloo, disposer les équipements. Pendant ce temps, Cochenour passait les instruments en revue et s’assurait qu’il savait piloter la coquille. Il rejeta sans hausser le ton l’idée de se rendre à la Spirale. Il prétendit qu’il ne voulait pas risquer de perdre encore plus de temps, alors qu’il pouvait tout simplement se poser pendant vingt-quatre heures à quelques centaines de kilomètres.
Puis je bus deux tasses de café très fort, généreusement arrosées de gin – ma réserve personnelle –, fumai ma dernière cigarette et enfin appelai la base militaire.
Amanda Littleknees était d’humeur badine mais se montra quelque peu surprise quand je lui annonçai qu’on quittait les parages sans but précis. Toutefois elle n’émit pas d’objections.
Après cela, Dorrie et moi nous faufilâmes dans le sas et le refermâmes derrière nous, laissant Cochenour ceinturé sur le siège du pilote.
C’était la deuxième erreur. En dépit de tous mes discours, nous avons fini par agir selon la volonté de Cochenour. Je n’ai jamais donné mon accord. Cela s’est passé ainsi, voilà tout.
Sous le ciel cendreux, Dorrie demeura un instant immobile, l’air paumée. Puis elle me saisit la main et nous nageâmes dans l’air turbulent et épais vers l’abri de notre dernier igloo. Elle se souvint de ma recommandation d’éviter l’échappement des tuyères. Une fois dans l’igloo, elle se jeta à plat ventre et ne bougea plus.
Je fus moins prudent. Il fallait que je regarde, c’était plus fort que moi. Aussi, dès que je jugeai, d’après les flammes, que les tuyères se détournaient de nous, je redressai la tête et observai Cochenour qui décollait dans une grêle de cendres.
Ce n’était pas un mauvais décollage. Dans des circonstances semblables, j’appelle un « mauvais décollage » la démolition totale de la coquille d’air et la mort ou la mutilation des passagers. Il évita cette catastrophe, mais à peine sorti de l’abri relatif offert par l’étroite gorge, il fut la proie des rafales, et la coquille d’air se mit à tanguer et à effectuer de périlleuses glissades. Couvrir les quelques centaines de kilomètres vers le nord qui le mettraient à l’abri des détecteurs militaires allait être un rude voyage pour ce vieillard.
Je touchai Dorrie de la pointe du pied et elle se leva péniblement. Je connectai le fil du micro à la prise de son casque. Il ne fallait pas utiliser la radio à cause d’éventuelles écoutes de surveillance.
— Tu n’as pas encore changé d’avis ?
C’était une question plutôt grossière, mais elle le prit bien. Elle pouffa. Je le remarquai parce que nos casques se touchaient et que je pouvais voir les contours de son visage. Mais je n’entendis rien de ce qu’elle disait jusqu’à ce qu’elle pense à enclencher sa touche « parler ».
— … romanesque, nous deux tout seuls, disait-elle.
En vérité, on n’avait pas le temps pour ce genre de blabla. Je répondis d’un ton irrité :
— Cessons de perdre du temps. Souviens-toi de ce que je t’ai expliqué. On a de l’air, de l’eau et du combustible pour quarante-huit heures, pas plus. Je ne compte sur aucun sursis. L’eau pourrait durer à la rigueur un peu plus, mais les deux autres éléments sont indispensables pour demeurer en vie. Essaie de ne pas travailler trop durement. Moins tu feras appel à ton métabolisme, moins le système d’élimination aura de travail. Si nous trouvons un tunnel et que nous y entrons, nous pourrons peut-être grignoter un peu de ses rations d’urgence… à condition qu’il soit intact et ne se soit pas trop réchauffé au cours des dernières centaines de milliers d’années. Sinon, pas question de manger. Pas question de dormir. Oublie ça. Peut-être que, pendant que la foreuse fonctionnera, on pourra piquer un petit roupillon, mais…
— Qui perd son temps, maintenant ? Tu m’as déjà expliqué tout ça.
Toutefois sa voix était encore chaleureuse.
Donc nous nous mîmes à l’ouvrage.
La première tâche consistait à écarter les gravats qui avaient déjà commencé à s’entasser pendant que nous avions laissé la foreuse en marche. En temps ordinaire, on réoriente la machine afin qu’elle effectue le déblaiement. Mais impossible de perdre du temps avec le forage. Donc il fallait effectuer cela à la dure, c’est-à-dire à la main.
Ce ne fut pas de la tarte. Tout d’abord, les combinaisons ne sont pas confortables. Et quand il faut travailler dedans, c’est vraiment la galère. Et quand en plus le travail est à la fois éprouvant physiquement et compliqué par le manque d’espace à l’intérieur d’un igloo qui contient déjà deux personnes plus une foreuse en marche, c’est quasiment impossible. Mais nous y parvînmes.
Cochenour ne m’avait pas menti au sujet de Dorrie. Elle était aussi bon compagnon que n’importe quel homme avec qui j’avais bossé. La grande question qui allait se poser, c’était de savoir si même ainsi, cela suffirait. Parce qu’autre chose m’inquiétait de plus en plus au fil des minutes, c’était de savoir si moi-même, je valais encore un homme.
Dieu sait à quel point j’étais mal. La migraine me tenaillait et, lorsque je bougeais trop brusquement, je manquais de m’évanouir. Tous ces symptômes ressemblaient de façon suspecte au pronostic de la Charlatanerie. Bien sûr, les toubibs m’avaient donné trois semaines avant un collapsus total du foie, mais sans compter avec ce boulot esquintant. Il fallait que je me mette bien en tête que j’étais déjà en sursis.
Sans jeu de mots, il y avait de quoi avoir les foies…
Surtout après avoir compris au bout des dix premières heures de forage que notre puits était déjà plus profond que ce que les sondages avaient indiqué pour le tunnel. Et toujours pas le moindre copeau d’un bleu lumineux.
On était en train de creuser pour des prunes.
Bien entendu, si on avait disposé de tout le temps voulu et d’une coquille d’air à proximité, cet échec n’aurait été rien de plus que contrariant, voire très contrariant, mais pas désastreux. Les seules conséquences auraient été : retourner dans la coquille, faire sa toilette, passer une bonne nuit de sommeil, manger un repas et repartir de zéro. On avait sans doute creusé au mauvais endroit. Il suffirait de creuser au bon endroit à l’étape suivante. Étudier le terrain, amorcer un autre igloo, installer la foreuse et essayer, essayer, essayer encore.
Voilà ce que nous aurions fait.
Seulement, nous ne disposions d’aucun de ces atouts. Ni coquille d’air, ni espoir de manger, ni aucune chance de dormir vraiment. Et plus d’igloo. Et pas de tracés à observer sur l’écran. Le temps filait, et je me sentais dépérir à chaque minute.
Je rampai hors de l’igloo, m’assis dos au vent sur le premier objet venu, et levai les yeux vers le ciel agité de tourbillons jaune verdâtre.
Il devait bien exister une solution, à condition de la trouver.
Je me forçai à réfléchir.
Voyons voir, me dis-je à moi-même, pourrais-tu éventuellement arracher l’igloo et le déplacer ?
Non. Pas moyen. Tu pourras desceller l’igloo avec la perceuse, mais à la seconde même, les vents l’emporteront comme un fétu de paille, et adieu, Charlie ! Plus jamais tu ne le reverras. Sans compter l’impossibilité de le rendre à nouveau hermétique.
Bon… Alors, forer sans igloo ?
Possible, mais inutile. À supposer qu’on tombe au bon endroit, sans igloo hermétique pour retenir à l’extérieur ces quatre-vingt-dix mille millibars d’air brûlant et destructeur, on bousillera tout objet délicat dans le tunnel avant même d’y avoir jeté un coup d’œil.
Je sentis une chiquenaude sur mon épaule et découvris Dorrie assise à côté de moi. Elle ne posa pas de questions, n’essaya pas de parler. La situation était claire et se passait de commentaires.
D’après le chronomètre de ma combinaison, treize heures s’étaient écoulées. Il en restait donc trente-neuf environ avant que Cochenour ne revienne pour nous récupérer. Je ne voyais pas l’utilité de gaspiller ce temps à rester assis là, à se tourner les pouces.
D’un autre côté, je ne voyais d’utilité à rien d’autre.
Bien sûr, pensai-je, tu pourrais toujours dormir un peu…
Et quand je me réveillai, je compris que c’était justement ce que j’avais fait.
Dorrie était blottie contre moi. Elle dormait.
Vous vous demandez peut-être comment on peut dormir sous la morsure d’une tempête ardente au pôle sud de Vénus. En fait, ce n’est pas si difficile. Tout ce qu’il faut, c’est être totalement épuisé et totalement désespéré. Dormir ne se réduit pas à retricoter sa vieille manche de pull qui part en lambeaux. C’est aussi une excellente façon de se couper du monde quand celui-ci est par trop cruel. Et c’était le cas.
Toutefois, Vénus est peut-être le dernier refuge de l’éthique puritaine. On est sur Vénus pour trimer. Ceux qui ne le comprennent pas sont éliminés en moins de deux : ils ne survivent pas.
C’était de la folie, bien sûr. N’importe quelle prévision logique voulait que je fusse déjà mort, mais je sentais que je devais agir. Je me détachai de Dorrie tout en m’assurant que sa combinaison était bouclée aux anneaux de tension à la base de l’igloo et je me levai.
Mais pour rester en position verticale, il me fallut déployer un grand effort de concentration. Peu importe. C’était presque aussi efficace que de dormir pour effacer le monde.
Tout à coup, l’idée me vint que quelque chose de bien s’était produit pendant que nous dormions. J’admets qu’alors cette idée se réduisait à une vague hypothèse. Une chose bien comme… Oh ! disons… peut-être qu’il restait encore huit ou dix Heechees vivants dans le tunnel… qu’ils nous avaient entendus forer et avaient ouvert le fond du puits pour nous laisser entrer. Aussi me refaufilai-je dans l’igloo pour vérifier si c’était vrai.
Niet. Je jetai un coup d’œil dans le puits. Je ne vis qu’un simple trou disparaissant dans l’obscurité sale qui s’étendait au-delà du faisceau de ma lampe frontale. Je pestai contre ces Heechees inhospitaliers – contre leur inexistence, je présume – et balançai à coups de pied quelques gravats dans le trou, sur leurs têtes absentes.
L’éthique puritaine me démangeait quelque part. Je me demandai ce que je devais faire. Les choix que j’envisageais furent peu nombreux. Mourir ? Bien sûr, pardi, mais j’étais en très bonne voie d’y parvenir rapidement sans forcer. N’y avait-il donc rien de plus constructif ?
L’éthique puritaine, toujours elle, me rappela qu’on doit toujours laisser un endroit en l’état dans lequel on l’a trouvé. Aussi hissai-je la foreuse sur le treuil et la laissai-je proprement suspendue au-dessus du puits, tandis que je rebalançais quelques déblais dans ce trou inutile. Quand j’eus dégagé assez de place, je m’assis et recommençai à réfléchir.
Je méditai sur l’erreur que nous avions commise, moins dans le but de la rectifier que comme sur un vieux problème de jeu d’échecs. Comment se faisait-il que nous n’ayons pu rencontrer le tunnel ?
Après un certain temps de cogitation brumeuse, je crus avoir trouvé la réponse.
Elle était en rapport avec la nature même d’un diagramme autosonique. Les gens comme Dorrie et Cochenour s’imaginent qu’un diagramme sismique ressemble au plan du sous-sol de Dallas, celui des égouts et autres conduites, du réseau de l’eau ou du métro. Il suffit de creuser juste à l’endroit signalé et on tombe pile dessus.
Dans le cas d’un diagramme sismique, c’est une autre paire de manches. Les données ne sont que des probabilités. Le tracé se réduit à une sorte d’approximation floue. Il se construit minute après minute en fonction des échos produits par les claquements des sondes. Il ressemble à un amas de toiles d’araignée sombres, beaucoup plus étendu que tout tunnel réel et très effiloché sur les contours. Ces ombres signalent qu’on est en présence de quelque chose, tout au plus. Une interface rocheuse, peut-être, ou une poche de gravillons ou encore, si on est optimiste, une galerie heechee. Il y a quelque chose, c’est sûr, mais où exactement, vous l’ignorez. Si un tunnel mesure dix mètres de large, taille moyenne des passages de connexion heechee, le tracé gris vous indiquera au moins cinquante mètres, voire parfois une centaine.
Alors, où creuser ?
C’est là qu’intervient tout l’art de la prospection. Il faut se décider à la fois à vue de nez et grâce à ses connaissances.
Peut-être allez-vous creuser exactement au milieu du tracé, tel que vous le voyez. C’est la méthode la plus facile. Ou peut-être creuserez-vous là où les ombres sont le plus denses, méthode employée par la majorité des prospecteurs chevronnés. Cela vaut n’importe quelle autre méthode.
Mais tous ces procédés ne sont pas assez bons pour le rusé et habile Audee Walthers. J’ai ma propre méthode. J’essaie de penser comme un Heechee, voilà comment je procède. Je regarde le tracé comme un tout pour voir quels sont les points qu’un Heechee aurait voulu relier. Puis je trace entre eux une ligne imaginaire, à l’endroit où j’aurais mis le tunnel si j’avais été l’ingénieur heechee chargé de le creuser et je cherche où je l’aurais installé.
C’était ce que j’avais fait. Mais de toute évidence, je m’étais planté.
Et pourquoi ? Parce que le tracé ne correspondait qu’à une poche de gravier.
C’était là une explication tout à fait valable mais inutile. Moi, je voulais une réponse plus stimulante. Et dans mon cerveau brumeux, je commençai à croire que j’en entrevoyais une.
Je visualisai le diagramme qui était apparu sur l’écran. J’avais posé ma coquille d’air aussi près que possible. Donc, je n’avais pu creuser juste au niveau du diagramme puisque ma coquille était posée dessus. Aussi avais-je installé l’igloo à quelques mètres en amont.
Et je commençai à subodorer que c’était à cause de ces maudits quelques mètres qu’on avait loupé le tunnel.
Cette hypothèse fumeuse plut à mon cerveau fumeux. Elle expliquait tout.
T’es fortiche, me dis-je, d’avoir trouvé tout cela dans ton état actuel.
Bien sûr, en apparence, ma découverte ne changeait rien à rien. Si j’avais eu un autre igloo, j’aurais été content de revenir à l’emplacement même où j’avais posé la coquille d’air et de procéder à un nouvel essai, en supposant que je vive assez longtemps pour effectuer tout ce travail.
Mais à quoi bon envisager cela puisque je n’avais plus d’igloo ?
Aussi restai-je assis sur le bord du puits obscur, approuvant avec force hochements de tête l’intelligence dont j’avais fait preuve pour résoudre ce problème, agitant les jambes dans le vide et y jetant de temps à autre des déblais. Je crois que ces ruminations étaient le fruit de quelque désir de mort, car de temps à autre, je pensais que la meilleure solution était de sauter dans le puits, en entraînant sur moi une pluie de gravats.
Mais l’éthique puritaine me l’interdisait.
De toute façon, je n’aurais ainsi résolu que mon problème personnel, sans plus. Cela n’aurait rien apporté à cette jeune Dorotha Keefer qui dormait dehors dans la tempête ardente. Or je m’inquiétais pour Dorotha Keefer. Je souhaitais pour elle une existence meilleure que celle qui consistait à vivoter d’arnaques sordides dans la Spirale. Elle était trop douce et trop gentille et…
En un éclair, j’eus la révélation qu’une des raisons de l’hostilité que j’éprouvais envers Boyce Cochenour était due au fait qu’il avait cette jeune fille et moi pas.
Voilà qui méritait également réflexion.
Suppose, songeai-je, en goûtant les mauvaises odeurs dans ma bouche et en sentant de nouveau des martèlements dans mon crâne… Suppose donc que la combinaison de Cochenour se soit totalement déchirée lorsque la foreuse est tombée sur lui et qu’il soit mort sur le coup. Suppose (autant aller jusqu’au bout de mon idée) qu’elle et moi ayons trouvé le tunnel et qu’il ait été plein de trésors et que nous soyons revenus dans la Spirale et devenus riches et que Dorrie et moi ayons…
Je passai un temps fou à imaginer ce que Dorrie et moi aurions fait si les choses avaient été un tant soit peu différentes, et que tout eût été vrai.
Mais bernique !
Je flanquai encore quelques extraits de roche dans le puits. Le tunnel ne se trouvait qu’à quelques mètres du puits que nous venions de creuser pour rien. À présent, j’en étais totalement convaincu. Je songeai à descendre dedans et à gratouiller avec mes gants.
Cela me paraissait une excellente idée.
Je ne sais jusqu’à quel point toutes ces idées étaient le fruit d’une simple rêverie fantasque ou des élucubrations bizarres d’un homme malade. Le fait est que je continuai à agiter d’étranges pensées.
Comme ce serait formidable s’il y avait encore quelques Heechees ici. Il me suffirait de descendre dans le puits, de gratter un peu pour tomber sur le matériau bleu de leur tunnel, puis ils l’ouvriraient et me laisseraient entrer.
Oui, ce serait vraiment formidable. Je les voyais même déjà : amicaux et semblables à des dieux. Peut-être seraient-ils vêtus de toges et m’offriraient-ils des vins au bouquet délicieux et des fruits exotiques ? Peut-être sauraient-ils même parler anglais, si bien que je pourrais m’entretenir avec eux et leur poser les questions qui me taraudaient : « Heechees, à quoi vous servent les éventails à prières ? » Ou bien : « Heechees, écoutez, je n’aime pas déranger, mais n’auriez-vous pas un truc dans votre armoire à pharmacie qui m’empêcherait de mourir ? » Ou encore : « Heechees, je suis navré d’avoir salopé votre jardin et je vais vous le nettoyer. »
Peut-être était-ce cette dernière idée qui m’incita à jeter d’autres extraits dans le puits. Je n’avais rien de mieux à faire. Et qui sait, peut-être apprécieraient-ils cette attention ?
Au bout d’un certain temps, le puits se retrouva à moitié comblé et j’étais à court de gravats. Il ne restait plus que ceux que j’avais sortis de l’igloo. N’ayant pas la force d’aller les chercher, je me trouvai une autre occupation. Je remplaçai les lames émoussées de la foreuse par des neuves bien tranchantes – les dernières –, abaissai la foreuse selon un angle de vingt-deux degrés et la mis en marche.
Ce ne fut que lorsque je remarquai que Dorrie se tenait à côté de moi et qu’elle m’avait aidé à maintenir la foreuse pour percer un ou deux mètres que je compris que j’avais concocté un plan. Je ne me souvenais pas de ce plan, et je ne me souvenais pas non plus quand Dorrie s’était réveillée et était entrée dans l’igloo.
Ce n’est sans doute pas un mauvais plan, pensai-je. Pourquoi ne pas essayer, en effet, de forer de biais ? Avions-nous une meilleure façon de passer le temps ?
Non. Nous perçâmes.
Lorsque la foreuse cessa de tressauter dans nos mains pour s’atteler à grignoter la roche et que nous pûmes la laisser fonctionner toute seule, je fis un peu de place sur un côté de l’igloo et y entassai les déblais pendant quelque temps.
Puis nous restâmes assis à surveiller la foreuse recracher des éclats de roche du nouveau puits. Nous ne prononçâmes pas un mot.
Et je sombrai de nouveau dans le sommeil.
Ce furent les coups frappés sur mon casque par Dorrie qui me réveillèrent. Nous étions enterrés sous les débris. Ils étincelaient d’un éclat bleu si vif que j’eus presque mal aux yeux.
La foreuse avait dû s’attaquer au matériau mural heechee pendant une heure ou deux. Elle l’avait carrément criblé de trous.
Lorsque nous baissâmes les yeux, nous découvrîmes l’œil bleu, rond et étincelant du tunnel qui nous contemplait.
C’était une beauté.
Nous gardâmes le silence.
Je parvins à force de coups de pied et de coups de coude à me frayer un chemin jusqu’à la chatière. Je réussis à la refermer et à la sceller après avoir balancé dehors quelques mètres cubes de débris rocheux.
Puis je farfouillai parmi l’amas de débris qui restait encore dans l’igloo pour trouver les chalumeaux.
Enfin, je les dénichai, je ne sais comment. Puis je les mis en place et les enclenchai.
Nous plongeâmes à l’abri. J’observai le point brillant qui jaillit du puits et dessina un motif sur le toit de l’igloo.
Puis tout à coup, il y eut un bref sifflement de gaz et un fracas au moment où les fragments à moitié détachés au fond du puits tombèrent.
Nous avions atteint le tunnel heechee.
Il était inviolé et nous attendait. Notre beauté était une vierge. Nous forçâmes son hymen avec grand amour et respect, puis la pénétrâmes.